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Jungle - Feurnard

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Jungle - Feurnard Empty Jungle - Feurnard

Message  Feurnard Jeu 4 Juin 2009 - 10:06

Un récit pour savoir si c'est partout pareil.

Entre autres entreprises, Bricquart avait obtenu une part de contrat dans la construction des autoroutes. Ils devaient se contenter d'aménager le sol sur deux tronçons au-devant de la ville, avant le fleuve, et même pour ce travail déployaient comme les autres les gigantesques machines de chantier. Les engins écrasaient leurs chenilles, soufflaient le diesel par paquets. Ils suaient plus que les hommes. Une chaleur tropicale pesait sur tous les gestes, qui obligeait à mesurer chaque effort. La terre se renversait sous les pelles. Bricquart creusait, sur des kilomètres, comme une longue tranchée.
Le contremaître Edone dormait. Il avait attaché au-dessus du capot de son tout-terrain trois grandes feuilles autour desquelles les moustiques tourbillonnaient. Lui-même sous ce tapis d'ombre chassait parfois les insectes de son visage dans un geste de la main qui, si on le surprenait, rappelait ceux des bêtes.
L'accident arriva peu avant la pause de midi. La chaleur devenait terrible. Les machines allaient au pas dans le fossé et crachaient autour d'elles des masses de terre. Une mesure légèrement fausse avait entraîné dans le travail une confusion légère, qui obligeait à crier : les travailleurs allaient d'un lieu à l'autre, sous leurs casques, l'oeil mauvais pour qui leur disait de se presser. Edone ouvrit un oeil, leva le buste, tourna la tête. Il était dressé, aux aguets, il attendait alerté par quelque instinct.
Il fallait faire tourner le second véhicule sur la droite, manoeuvre qui allait prendre plusieurs minutes et occuper toute une équipe. Le conducteur mâchait sans souci de son entourage, dans sa cabine de verre juchée au plus haut de l'engin. À chaque ordre grésillant il poussait une manette, pressait la pédale puis relâchait dans un maugrément du moteur. Cependant le véhicule, peu à peu, redressait sur le passage. Un quatre roues le dépassa chargé de dynamite à l'avant, où on approchait des rochers. Il y eut un cri. La radio ordonna de s'arrêter, puis d'avancer lentement, puis de s'arrêter. Ils appelaient une ambulance de la ville.
Un des travailleurs s'était fait broyer sous les chenilles. "Bien fait," lança Bramelin à Edone, "bien fait." Elle avait plutôt qu'un sourire une moue où se perdaient les sentiments. "Que se passe-t-il ?" demanda le contremaître. Elle désigna un point dans la tranchée, juste derrière le véhicule, où les gens s'attroupaient, et cherchant un ton dur : "L'un d'eux s'est fait avoir." Elle n'aimait pas tous ces travaux, elle n'aimait pas cette débauche d'emplois devant la lisière de la jungle.
Jeanne Bramelin venait des quartiers aisés de la ville. Elle ne travaillait à Bricquart que parce qu'Edone y travaillait aussi. Quand le projet des autoroutes fut accepté, elle contestataire perdit tout espoir d'avancement. Elle portait l'uniforme de l'entreprise, le casque orange qui la faisait suer, d'où dépassaient ses cheveux rebelles, couleur de cuivre. Elle fumait.
"Regarde. Ils n'attendent même pas l'ambulance." Le véhicule reprenait son pas, à demi émergeant dans la tranchée, le soleil dans sa cabine. Edone chassa les insectes de son visage. "Il va bien ? Qui était-ce ?" Bramelin haussa les épaules. Derrière dominait la jungle et ses arbres séculaires, plus hauts que tous les engins, plus vastes et grands ensemble que toutes les constructions humaines. Ils n'en étaient qu'à la lisière et la lisière les envahissait déjà, et étouffait leur travail, et seule la tranchée faisait apparaître la terre. Une seule autoroute avait essayé d'y entrer : ce fut un échec. À la lisière, un homme déjà avait été écrasé.
Bramelin regardait cette jungle et regardait les animaux qui regardaient faire. Les serpents pendaient aux branches. Elle voyait surtout la faune d'insectes qui infestait les feuillages. Une première détonation fit s'envoler des cîmes, de la frontière irréelle des arbres au ciel, une nuée d'oiseaux arc-en-ciel. À la seconde détonation, ils passèrent en une longue vague qui tournoyait. Les travailleurs ne voyaient rien. Il n'y avait qu'Edone et elle pour les admirer.
Edone s'était recouché sur le capot. "Vivement la pluie !" et elle pensant à autre chose approuva. À cet instant arriva vers eux le chef de chantier, Larsens, enveloppé dans son pantalon et sa chemise à carreaux. Larsens rappelait ces caricatures d'officiers qui ne vivaient que pour l'abus de pouvoir. Il avait quitté le confort de sa caravane pour trouver Edone.
"Sale affaire !" et prenant pour évident ce dont il parlait, "allez là-bas me trouver le responsable. Et vos mesures ?" Il avait changé de sujet en même temps que de ton ; le contremaître lui fit un rapport tel qu'il ne posa plus de questions. Après quoi, ayant jeté un méchant regard à Bramelin, Larsens s'en alla : il ne se souciait pas des moustiques qui s'épuisaient à le piquer. Ses feuilles arrachées, posées sur le capot, le tout-terrain partit pour la tranchée.
Il alla jusqu'à la tranchée, jusqu'à la pente qui permettait d'y entrer et qu'encombrait un des engins. Edone donna un coup de volant sur la gauche, longea le mur de terre et au niveau du gravier poussa son véhicule dans le vide pour traverser. Ils étaient de l'autre côté et roulaient à présent dos aux travaux, en direction de la jungle.
"Qui sera responsable ?"
"Tu veux que je le dise ?"
Tous deux se voyaient sans se regarder. Le tout-terrain s'arrêta lorsque les troncs tout autour se resserrèrent. Derrière eux la végétation retomba et le véhicule ainsi camouflé, son moteur retournant au silence, passa d'un monde à l'autre. Edone en sortit le premier. Les animaux qui avaient approché jusqu'aux roues du véhicule refluèrent dans les buissons. Bramelin sortit à son tour, s'étira.
"Et qu'est-ce qu'on veut faire ? Saboter ? Ils construisent des autoroutes pour entraver nos mouvements, mais ces autoroutes nous protègent des exploitations. Ils creusent dans nos arbres comme nous nous entretuons. Il n'y a pas leur monde et le nôtre, c'est le même. Nous avons tous le même ciel."
Tous deux regardaient au-dessus d'eux l'impénétrable toit de verdure que constituait la canopée, qui par étages s'enchevêtrait jusqu'aux cîmes : la profondeur se trouvait en altitude. Mais là-haut, c'était le ciel, une brève paix dans la loi de la jungle. Edone demanda à Bramelin : "Tu y vois une différence, toi ?" Elle : "C'est vrai. Eux aussi n'ont plus d'étoiles." Et ils se donnaient ainsi l'illusion d'appartenir à cette jungle, et c'était vrai.
Il y eut une troisième détonation. "Quoi ?" Bramelin souriait à la canopée. Elle souriait comme avaient souri des soldats dans le névé, quand au bord de l'épuisement, ils avaient repensé à leurs actes. Elle venait des quartiers aisés. La jungle ne pouvait pas lui être plus étrangère. Il n'y avait jamais eu de troisième détonation programmée.
Les animaux étaient revenus jusqu'à leurs pieds, parmi eux des carnivores. Ils avaient tous dressé la tête et les oiseaux, encore une fois, s'étaient envolés assourdis par la végétation. Edone baissa la tête. "Vivement la pluie." Il fit signe à Bramelin et Bramelin retourna dans le tout-terrain, qui démarra, qui retourna au chantier.
L'un des engins était en flammes : le métal brûlait. Le conducteur récupérait ses dernières affaires dans la cabine, il descendait les échelons à l'arrivée du tout-terrain. Contre le côté de la tranchée, sur la paroi de terre, s'étaient fichés les centaines d'éclats. Une chenille s'était démontée et la machine béait de ce côté, frappée mortellement. Elle paralysait tout le chantier.
"Vuld," dit-elle agacée, "Vuld quoi que tu puisses penser ce n'est pas moi. Et avant non plus." Bramelin n'avait pas non plus la moindre idée de la violence. Mais elle s'était rendue compte soudain qu'Edone pouvait le croire et qu'il la soupçonnait, qu'il l'avait insinué. Et gardant sa moue, qui n'était pas tout à fait un sourire, elle lui reprochait encore d'avoir eu cette pensée. Edone, lui, pensait seulement qu'il n'y avait pas de blessés.
À l'enquête, un défaut de sécurité avait permis à un bâton de dynamite de tomber du quatre roues. Enfoncé dans la terre, il était passé sous une première chenille, puis une seconde l'avait déterré et emporté sous la jante, où le bâton avait été broyé et brûlé. Il avait explosé là. C'était, du moins, la version officielle. L'ambulance qui quittait le chantier transportait l'homme broyé, qui avait du même avis subi le même sort. Pour l'administration, les deux incidents furent mêlés.
Au soir la station de météorologie prévint d'une tempête à venir. Elle s'abattit le lendemain dans la matinée. La tranchée fut noyée sous les trombes. L'eau crevait même la canopée. Edone la regardait s'abattre sur son pare-brise. Il ne voyait pas au-delà. Il gardait un oeil ouvert, et de son oeil fermé, il rêvait aux cîmes.
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